Creiper Partie II : Eilon Creiper

Eilon Creiper

« Pourquoi ce monde est-il amplis de désespoir. Comment des hommes et des femmes peuvent vivre enchaîner jours et nuits et être traités de la sorte ? Est-ce ainsi qu’était la vision de mère ? A-t-elle seulement eu une idée de ce que la paix signifiait pour ces gens ? Plus je traverse ces terres, remontant depuis de longues semaines ce grand faussé qui scinde ce continent en deux, je n’ai pas encore vu d’humains ou de nains qui soient libres. Plus encore, je ne compte plus le nombre de boucheries, de charniers et de maltraitances qui décomptent les peuples faibles. Je n’ignore pas ses enseignements, et je comprends pourquoi elle désignait toujours les Creiper comme l’atout du monde. Mais je ne mesurais pas jusqu’alors ce que ce terme signifiait vraiment. Je pense qu’elle n’en connaissait pas non plus sa véracité. Depuis que nous nous sommes mis en route et que les autres veulent accomplir leur destin, je ne cesse de découvrir un monde si mal interprété et me questionne sur tout ce que je croise. Pourquoi la vie de ces êtres est-elle si éphémère ? Pourquoi sont-ils si fragiles ? Ont-ils toujours été esclave de leur survie ? Et ces bêtes, sont-elles toutes comme elle nous les avait décrites ? Sont-elles toutes mauvaises ? Certaines n’ont guère de proie au bout d’une corde, d’autres ne sont pas agressifs quand ils en croisent plus libre que leurs congénères. Notre destinée est-elle juste ? Est-elle justifiée ? Les autres n’ont pas hésités et semblent se ravir de dévaster et de détruire, qu’importe si les victimes sont dans un camp ou dans un autre. Mais je ne peux tracer mon chemin de la sorte. Tous ne sont pas coupables des atrocités du passé. Les humains n’ont-ils vraiment rien fait ? Ma mère n’a-t-elle rien à se reprocher non plus ? Pourquoi participerais-je à ce bain de sang ? Est-ce cela d’être un chasseur, d’être un Creiper ? Je sais, mère, que tu me considérais, déjà tout petit, différents des autres. Ta sagesse et ta douceur n’était destinée qu’à moi et si tu pensais bien faire, les autres m’apprirent à grandir bien plus vite qu’ils ne le firent. Mère, je ne peux remplir la mission que tu nous as donné tant que je n’aurais pas vu de mes propres yeux les méfaits que tu dénonçais. Et si aucun de ces monstres, de ces démons, de ces ennemis ne prend jamais partis du faible, de l’Homme, du Nain ou de tous les autres, alors peut-être agirais-je en leur faveur. Mais ces derniers ne deviendraient-ils pas à leur tour des monstres ? »

Une paysanne, ensanglanté de la tête au pied dont la chevelure imbibée de chaire séchée s’affala à ses pieds. Elle releva la tête et tenta de demander de l’aide, criant son nom, criant qu’il pouvait la sauver de ces maîtres qui allaient la tuer.
- Par pitié, disait-elle en s’accrochant de toutes les forces qui lui restaient, à la jambe du penseur. Aidez-moi, ils vont me tuer. Vous êtes un Creiper, n’est-ce pas ? Oui ! Aidez-moi. Aidez-moi…

Un couple de monstre à la tête de cochons et au corps recouvert de membre humains s’approchèrent en ricanant. C’était là les principaux accoutrements qu’Eilon avait croisé depuis le début de son périple. Ces bêtes s’ornaient des os et des membres encore frais de leur esclave les plus réticents, voire des maris ou des femmes qui pouvait leur servir de mise en garde. La femme se mit à pleurer, elle était effrayée et à bout de force. L’odeur de l’urine qui s’échappait de ses cuisses, forte et mélangée à la saleté et au sang séché, semblait exciter les oppresseurs plutôt que de les répugner.
- Viens par-là, Cuissette, tu ne pensais tout de même pas que nous laisserions un aussi beau morceau de viande s’échapper. La faute à ton mari qui n’est pas assez tendre, expliqua le mâle.
- Il est temps de festoyer. Nous rôtirons tes membres et boirons ta cervelle pour accompagner le corps de ton idiot de mari, ajouta la femelle.

La femme s’évanouit face contre terre et laissa ses maîtres à la seule merci des songes du philosophe. Malgré qu’il ne fût pas surpris par la scène, il n’avait encore jamais été supplié. Peut-être aurait-elle dû se donner la mort, pensait-il. Mais le destin de cette proie n’était qu’une voie de fait parmi tant d’autres, et les monstres qui s’apprêtaient à la dévorer ne faisaient que se nourrir de leur bétail. Quel mal y avait-il à cela ? Alors qu’il tenta de se dégager de la scène, les bras de la femme restèrent serrés autour de sa jambe. Même si elle n’avait plus la force ni de courir ni d’affronter son avenir, elle en avait assez pour se maintenir à lui.
« Est-ce cela à quoi tu pensais, mère ? La force qui réside dans l’espoir ? Est-elle comme ces victimes que tu voulais que je protège ? Devrais-je l’aider, pour toi ? Elle finira par mourir, si ce n’est aujourd’hui, sa faiblesse la trahira un jour ou l’autre. »
- Toute l’humanité… avait mis l’espoir… en vous… Creiper… fit tremblante la femme qui avait rouvert les yeux et ne retenait plus son otage.
- Toi là-bas, écarte-toi si tu ne veux pas finir comme elle. Elle nous appartient. Ordonna le mâle le désignant de la patte.

« Être l’espoir de l’humanité ? se questionna Eilon, les autres ne sont que des brutes. Ils ne pensent qu’à détruire, qu’importe qu’il s’agisse d’eux, d’elle, de moi. L’espoir ne peut se reposer sur des guerriers, elle devrait plutôt se lier à la pensée, à la réflexion, et à la dissuasion. Je vais vous montrer, mère, que la force n’est pas nécessaire à l’espoir. »
- Tu ne m’as pas entendu, misérable ? Bouge ou je te bouffe. Renchérit le mâle.
- Pourquoi pas, mon cochon, mangeons-les tous les deux. Il m’a l’air robuste.

Eilon enjamba la victime et se mit entre elle et ses propriétaires afin de convaincre qu’elle pouvait être libérée de cette condamnation pour cette fois. Y avait-il une raison valable pour qu’elle soit dévorée ? Son abus pouvait être punis, sévèrement, à leur guise, mais il défendit sa vie. Celle-ci même qui pouvait leur être utile jusqu’à leur prochaine fringale.
- Quel drôle d’individu vous faites. Vous parlez beaucoup, et seulement pour dire des sottises. D’où venez-vous avec votre grande gueule ? rétorqua le cochon qui couinait légèrement.
- Regarde-le mon cochon, reprit la femelle, il ne sait pas de quoi il parle. Il nous suggère d’économiser la viande, quel idiot. Ecoutez-moi bien, humain, nous mangerons cette idiote ce soir, et nous achèterons autant d’esclaves que nous le voudrons au marché de demain.
- Ce doit être un homme libéré par nos frères pour se permettent de telles bêtises. A sa place, aucun d’entre nous souhaiteraient survivre comme esclave. On pourra dire que cette Cuissette aura eu une once de courage et d’espoir avant de nous régaler. Couinait et riait le mâle.

« Était-ce cela que tu voulais me montrer mère ? Ai-je été aveuglé par mes songes ? Les hommes ne préfèrent-ils pas survivre quoiqu’il en coûte ? Toutes ces femmes, ces enfants, ces hommes qui tentèrent d’échapper à leur maître et qui se firent trancher devant moi, en pleine allée, étaient-ils tous à la recherche de l’espoir ? Me cherchaient-ils tous du regard pour que je leur vienne en aide ? Suis-je un monstre, mère ? » Eilon s’agenouilla sur le sol, regardant ses mains qu’ils n’avaient jamais utilisé, se touchant les lèvres qu’il croyait savantes, sentit la terre molle qui absorbait le sang et l’urine. Il était le monstre qu’on lui avait appris à combattre, passif des atrocités qu’on lui demandait d’arrêter par les cris et les gestes. Qui était-il si ce n’était un cochon, un ours, un démon assoiffé de sang et de chaire ? Qui était-il si ne pas agir faisait de lui, le même monstre qui agissait pour son plaisir ? Il y songea jusqu’à ce que le couple soit à sa hauteur et attrapèrent les pieds de leur viande qu’ils se mirent à tirer dans le sens inverse. Passant devant lui, le penseur observa ce corps affaibli glisser sur la terre salie, les mains renversées, et les bras tendus dans sa direction. C’était là la dernière chose qu’il verrait de cette victime avant qu’elle ne disparaisse et que ses songes le rongent de remords.
- Arrêtez-vous. Dit doucement Eilon. Arrêtez-vous.
- Qu’est-ce que tu as dit ? Grogna le cochon.
- Je… Mère…
- Il délire. Il a l’air assez faible. Pourquoi ne pas le manger lui aussi ? s’interrogeait la cochonne.
- Vous m’avez laissé me questionner et comprendre… Je pensais savoir pourquoi… Je le sais maintenant, mère.
- Qu’est-ce que tu marmonnes ? S’énerva le premier.
- Il n’y a pas de valeur qui corresponde à une vie, n’est-ce pas, mère ? Ma vie, la leur, les leurs, la sienne… C’est l’espoir.

Eilon Creiper se releva et se présenta aux monstres sous son vrai nom. Sa voix calme et son ton sûr, il se concentra sur ce qu’il était et sur le destin qu’il voulait se tracer. Cette femme, expliqua-t-il, sera son péché et sa destinée. Pour pardonner ses actions, il protègera cette humaine et se repentira d’avoir laissé mourir les victimes passées.
- Eilon… Creiper… S’interrogea la femelle.
- Je n’ai jamais entendu ce nom. Ces rumeurs montent à la tête de tous les humains du coin. Ricana le conjoint.

Muni de ses convictions, il s’avança vers eux, et d’un geste rapide comme l’éclair, il fit disparaître les deux bestiaux.
« J’ai toujours refusé d’agir, mère. J’ai rompu la promesse que je vous avais faite dès le premier jour. Puisses-tu me pardonner et accepter que je répare mes fautes. Les autres rempliront la tâche que tu nous confias, quant à moi, je ferai acte de rédemption. »

Il prit la femme dans ses bras et disparu en un instant. Quelques minutes plus tard, où le sang et l’urine séchaient au soleil, les cadavres des cochons s’écrasèrent sur le sol, en morceaux. Seules leur queue en tire-bouchon étaient restées complètes.